Deux pôles exercent en alternance leur attraction dans la peinture d'Isabelle Geoffroy-Dechaume, délimitant son territoire artistique. D'un côté, de très petites toiles non apprêtées, de format carré, aux couleurs terreuses ou stridentes, souvent des oranges très crus dont elle broie elle-même les pigments. Travail d'ascèse déguisé en ébauche, d'une délicatesse rentrée et difficile, qui la mène à la frontière de la peinture abstraite (même à leur plus monochrome, pourtant, ces tableaux restent hantés par la figuration). De l'autre, les grands toiles symphoniques qu'elle moissonne aujourd'hui par séries, figures en bord de mer, natures mortes et vues d'atelier, où elle revient, telle une pianiste ayant fait ses gammes, à des motifs certes plus traditionnels et plus « lisibles », mais avec une maîtrise, une inspiration et une liberté souveraine qui portent sa peinture où elle n'est jamais allée.
Les deux pôles sont nécessaires l'un à l'autre, sans nul doute. Mais il est clair qu'en prenant de la distance et en se donnant l'espace et le temps qu'il fallait, les peintures d'Isabelle Geoffroy-Dechaume ont acquis une syntaxe qui apparaît rétrospectivement comme un élément décisif de son art. Au fond, cette fixation durable sur l'esquisse en disait long sur la nature de son ambition et la difficile équation qu'elle se propose de résoudre entre surgissement, architecture et transparence. Car il y a un classicisme intime à l'oeuvre ici, nécessitant une longue élaboration, parfois pénible, faite de jaillissements heureux, abandonnés puis repris, presque toujours incertains du moment conclusif. Lente et hasardeuse distillation, si caractéristique de ceux qui conjuguent une certaine fragilité d'être à une idée impersonnelle de leur art, tendus vers l'oubli de soi.
Cette alliance de fraîcheur dans l'inspiration et de maîtrise dans la construction est particulièrement manifeste dans la grande et belle série qu'Isabelle Geoffroy-Dechaume a consacrée aux arbres qu'elle aperçoit depuis la fenêtre de son atelier, sous le ciel parisien. On dirait qu'elle a trouvé là son thème. Non qu'il ait en lui-même une signification particulière (encore que...), mais parce qu'il lui a offert un cadre visuel assez vaste pour se déployer. Sa peinture, paradoxalement, y a gagnée en vitesse et en liberté de mouvement.
La variété des touches et l'inventivité des effets y est d'un raffinement extrême, allant du plus statique au plus emporté, du plus sévère au plus fantasque et ornemental : biffures sautillantes ou tigrées, imprégnations d'éponge, à-plats crayeux et taches liquides, brouillards, fines dentelles, tourbillons, badigeons, lignes tremblées, sa peinture à l'huile emprunte aux rideaux diaphanes de la lithographie ou de l'aquarelle autant qu'à la matité de la fresque et à la luisante jubilation de l'encre. Le contre-jour envahissant et anarchique des feuilles, le déhanchement des branches, fragmentent, bousculent, réorganisent le quadrillage de la ville, tandis que de larges plages de toile nue laissent l'arbre déraciné comme un point d'interrogation ; les cieux au loin se replient, relief urbain oblige, minoritaires à la surface de la toile, mais plus empâtés et turbulents, plus chargés de vie, que les façades fantomatiques. Tout se renverse, se désagrège, et trouve là son point d'équilibre un petit peu à l'écart du réel. Accents et vitesses varient, du geste agité à l'effacement. Le trait, la biffure, en même temps qu'ils décrivent, annulent – et nous ne sommes plus tout à fait là. C'est la peinture seule qui coule, vibre, explose à l'intérieur de ses propres circuits, où l'image s'énonce.
Le jeu entre proche et lointain y joue un rôle structural, récapitulant presque les deux pôles abstraits et figuratifs de l'oeuvre. Car c'est généralement ce qui est le plus loin de soi qui est le plus précis, qui fait signe, dans les tableaux d'Isabelle Geoffroy-Dechaume ; tandis que les premiers plans, fréquemment, sont flous, confus, difficiles à saisir. Comme si la peinture retenait à l'intérieur d'elle-même son propre seuil, son état d'avant toute perception, et que dans ces larges macules informes, ces aveuglements baveux, l'oeil percevant se projetait lui-même, s'apercevait voyant, dans tout ce que cela a de douloureusement, de calmement, obscur.
C'est sans parler de l'aspect purement chromatique de ses tableaux, de ses coloris subtils et son art consommé de la dissonance : l'embrouillamini fauve des bruns et des ocres aux éclats de fuchsia sale, la chaude pâleur gris-bleue, les lie-de-vin crépusculaires, la rouille glorieuse, les beiges apaisants, l'infinie tristesse d'un vert kaki. Comme chez Bonnard, la perception est investie de toute la résonance du souvenir et de l'émotion, mais elle emprunte un tout autre chemin, non celui de la saturation vibrante et solaire, mais celui de la dislocation, de la vacance, d'une architecture en déséquilibre et livrée vive à l'atmosphère, ouverte à tous les vents (Bonnard est certainement pour Isabelle Geoffroy-Dechaume une référence, de même que Degas, Dufy ou Vuillard – d'autres peintres, plus près de nous, ont de toute évidence rencontrés aussi son oeil : Marc Desgrandchamps, Joan Mitchell, Howard Hodgkin, Roger Hilton et d'autres). Mais la tache colorée est toujours structurante, elle construit ou délie, noue ensemble, infléchit l'espace et, comme chez un Bram van Velde, dessine sans les moyens du dessin.
Dans les toiles les plus abouties d'Isabelle Geoffroy-Dechaume une respiration intérieure unifie les détails et les grandes masses, établit une tension frémissante entre la figure isolée et l'air ambiant, entre les anfractuosités de la couleur et les plans qui s'évaporent, entre le proche et le lointain, le rutilant et l'atone. C'est une chose rare, éminemment difficile, et qui donne au tableau, même le plus abstrait, sa vraie profondeur, signant là la suprême inspiration. Cette mouvante texture dans les peintures d'Isabelle Geoffroy-Dechaume, fait de contrastes et d'échos entre les évènements picturaux, a quelque chose de météorologique et de musical à la fois : les alternances d'ombres et d'éclaircies, d'empâtements et de transparences, sont pour l'oeil autant de nappes sonores, de frottements de cordes, de sombres et doux hautbois ou de lointains clairons. Musique rétinienne, sans nul doute (elle ne dit rien d'autre que ce qui est à la surface – prenant le risque, au pays des sourds, de ne parler pour personne), mais c'est là tout son honneur, et toute sa gloire.
Alexandre Bakker